Les grandes cultures orales

[Article en cours d'élaboration ; d'où les paragraphes de remplissage.]

Nous sommes aujourd'hui le   !

♣ « Bonjour, cher lecteur ! Vous êtes le niéme visiteur . » ♣

Vous avez dit : « Cultures oralo-gestuelles » ?

Il s'agit non seulement de cultures dites de traditions orales mais qui ont développé une manière de « transmettre », —c'est le sens profond du mot « tradition »— tout à fait structurée sous des formes qui peuvent varier dans une certaine mesure mais gardent un ensemble de caractéristiques tout à fait spécifiques et, en cela, elles se distinguent des traditions orales au sens large suivant lequel cette expression est couramment employée. C'est bien pour cela qu'il est nécessaire de préciser ce qu'il en est car souvent on englobe la plupart des traditions orales dans un ensemble assez indifférencié. Or, on va voir qu'il y a des points spécialement importants qui font que certaines traditions sont quasi d'un autre ordre que les traditions orales les plus courantes.

BergerCes grandes cultures orales partagent aussi avec leurs soeurs moins structurées un malentendu : on les appelle communément « orales », en partie certainement par commodité mais, ainsi, il ne vient pas souvent spontanément à l'esprit qu'elles utilisent toujours les gestes abondamment et, d'habitude, en liaison directe avec l'aspect oral. C'est pourquoi on doit y être attentif pour que les recensions des faits culturels soient décrits dans toute la richesse de leur réalité et, partant, que leurs analyses dégagent leur sens profond dans toute sa riche complexité.

Personnellement, j'introduis ici l'expression « traditions oralo-gestuelles » afin d'attirer l'attention sur cet aspect des cultures traditionnelles. Peut-être quelqu'un pourra-t-il proposer une expression meilleure encore ; je m'en tiendrai pour l'instant à ces termes là où l'anthropologue français Marcel Jousse (1886-1961) parle de « traditions orales-globales ». …*…*…*…

Ce n'est pas avec un papier que l'on sait, et surtout que l'on comprend. C'est avec tout son être vivant et agissant, sentant et connaissant. Savoir par coeur, c'est savoir de la façon la plus normale à l'homme. Un rejeu mimismologique est d'autant plus facile à faire renaître qu'il importe avec lui un plus grand nombre d'éléments gestuels. (p. 187)
On comprend mieux ce que l'on apprend mieux. (p. 170)
JOUSSE, L'anthropologie du geste, t. 1, Éditions Gallimard, Paris, 1974.

Je considère qu'une expression comme traditions gestuelles globales me semblerait déjà intéressante en ce sens que, pour moi, elles sont toujours gestuelles si on veut bien considérer la parole (le chant aussi …) comme un geste.

On peut risquer —ce n'est pas valable dans tous les cas, loin de là, c'est un point de fuite qui dessine une perspective— que, à l'aube de l'éveil de l'intelligence des humains, la communication a commencé par un mime de la situation à exprimer, la rencontre d'un loup au détour d'une forêt par exemple. On imagine le chasseur s'exprimant par gestes avec renfort de sons ouh, ouh, ouh … à sa tribu attentive. On peut imaginer que les ouh ont donné le mot lupus, loup ou un mot équivalent. Peu importe. Si cela n'est pas exact au sens strict, ou pas toujours, c'est le cas au sens large. Par économie, les êtres humains ont canalisé leur expression en quelques muscles, ceux de la respiration/phonation qui engendrent donc aussi des gestes, ceux qui produisent les mots spécialement dans ces traditions qui accompagnent leurs paroles de gestes plus larges y compris de gestes stéréotypés, codifiés comme on le précisera plus loin pour les sociétés ayant une tradition très développée et structurée.

La « spécificité » des anciennes cultures oralo-gestuelles

La spécificité de ces traditions est de transmettre, pardon !, de rejouer l'acquis des générations précédentes qui l'ont élaboré.

C'est à dessein que j'ai écrit « l'acquis » et non « le savoir » car, à ce moment, on met en jeu tout l'attirail intellectuel de nos « civilisations » du livre et c'est mal parti. Dans le cadre d'un atelier de danse traditionnelle [CRMW=Centre de Recherches Musicales de Wallonie, Liège, 1980], j'avais imaginé la phrase suivante : « Le propre de l'homme c'est de singer le monde. » Je suis très fier de cette phrase car elle contient l'essentiel de ce que je veux exprimer ici. C'est comme si l'homme, pour être lui-même, devait régresser et faire le singe ; ce faisant, c'est le contraire qui arrive : il se grandit. Dans cette conception, le monde est vu comme un ensemble de gestes ou d'actions que l'homme doit d'abord digérer en les rejouant dans son corps. La tradition c'est alors rejouer cela, avec son corps donc, à quelqu'un d'autre qui a son tour le rejouera à un autre et ainsi de suite. Donc, le maillon de la chaîne de la T-R-A-D-I-T-I-O-N c'est quelqu'un qui rejoue les gestes du monde à quelqu'un.

Si l'on sort de ce schéma, cela ne fonctionne plus. Il nous reste un corpus de chansons qui, pour le monde francophone, est de plusieurs milliers de chants. Ce répertoire, si l'on excepte les feuillets des colporteurs, n'a jamais été transmis pendant des siècles que sous cette forme : quelqu'un chante à quelqu'un. Ajoutons : de pure mémoire. Une mère à son petit, un ouvrier à son apprenti (chanson de fileuses, de scieurs de long, …), un enfant à un autre enfant (jeu de tresse, ronde, …) Aujourd'hui, nous disposons d'un corpus impressionnant mais plus personne ne le connaît ; il serait si simple d'écouter un cd et de rechanter une berceuse à son enfant mais personne ne chante plus de berceuse à son petit. J'ai dit plus haut : « doit digérer ». À partir du moment où on a appris de mémoire une chanson, elle redevient ce qu'elle a toujours été : un être vivant, une chose animée qui ne demande qu'à se ré-animer. Une chanson connue par coeur fait partie de vous, remet en jeu votre imagination mais aussi celle de l'enfant qui l'écoute, elle contient aussi la manière de la chanter comme le lien affectif avec la personne qui vous l'a transmise, elle est toujours disponible dans votre tête sans intermédiaire d'aucune sorte, on la rechante où l'on veut, dans l'intimité de la chambre, au jardin, à la cour de récréation, … Vous transmettez à l'enfant qui vous écoute tout ce que vous êtes en la lui chantant et tout cela sera retransmis par lui quand, à son tour, il la chantera à son propre enfant. D'où la phrase de Kodály : « L'éducation musicale commence neuf mois avant la naissance de la mère. »

Que l'enfant, quand on l'endormira en fredonnant quelque vieille mélopée, sente vibrer à l'unisson, dans la voix de sa mère, son amour pour lui et son goût pour ce qu'elle chante, … Qu'il soit assis auprès d'elle quand elle joue, plus près encore quand on joue ou chante devant elle. Qu'il lise dans son regard la joie, que dans le frémissement de sa main il sente l'émotion ; voici la première leçon de musique, et voici la meilleure. La meilleure, la seule.
Joseph SAMSON, On n'arrête pas l'homme qui chante, Éditions du Cerf, Paris, 1977 [éd. posthume], p. 47.

Quand une mère allaite son enfant en fredonnant une chanson, avec le goût du lait de sa mère l'enfant prend le goût de la chanson, le goût de sa mère et le goût de la femme qu'est sa mère.

On peut prolonger cette approche du vivant comme « un ensemble de gestes » en précisant que l'être humain est lui-même le siège d'événements rapides —par exemple les champs électriques à travers les terminaisons nerveuses— ou lents —la croissance jusqu'à l'âge adulte, les neufs mois de la grossesse, … Selon cette approche, l'espèce humaine peut s'inscrire dans les petites et grandes gestations de la nature —une pierre est un « geste » sur des millions d'années— ou du cosmos —les mouvements des astres ou l'influence de l'attraction se manifestant à travers les marées par exemple. Les traditions culturelles ont développé une multitude de symbolisations de ces petits et grands rythmes ou gestes du monde ; ainsi les reproductions de la marche du soleil sous les traits du char de Phébus traversant le ciel.

Nulle existence créée qui ne soit en perpétuel état de vibration et par la même soumise à un certain rythme. C'est par la vibration que la créature se maintient à l'existence. Son rythme et son caractère spécifique se confondent.
Joseph SAMSON, Grammaire du chant choral, Éditions Henn, Genève, 1947, p. 113.

L'« incompréhension » de ces cultures oralo-gestuelles

Pouvons-nous imaginer ce qu'étaient ces traditions oralo-gestuelles ? Non ! Pas plus que nous ne nous souvenons de comment nous fonctionnions quand nous ne savions pas lire, de ce que sont ces petits êtres qui boivent le monde à l'entour de tous les pores de leur corps. Et ils en ont des pores ! Regardez un bébé sur les bras de sa mère : chaque son à proximité, chaque mouvement de quelqu'un lui fait tourner la tête à gauche, à droite comme une girouette. 30 ans de pratique à temps plein avec des 5 à 7 ans m'ont permis de vérifier combien ils peuvent, à un point peu imaginable, vous ausculter, dévisager, imiter.

*** Ajouter aussi explications sur l'importance des autres sens : toucher, odorat, goût à côté de la vue et de l'ouïe. Voir aussi cette capacité chez Marcel REMY. des pans entiers des traditions populaires nous échappent ainsi faute d'une attention à ces aspects largement inconscients chez la plupart des gens lettrés.

*** Documenter aussi le fait que les petits ne comprennent pas le sens exact des mots, même les plus communs, que nous employons mais les devinent par le contexte mais aussi par nos réactions les plus inconscientes (mimiques, gestes infimes tels froncements de sourcis, soupirs, détournements du regard, gestes d'agacement, caresses, …). Voir aussi l'existence de ces « lectures » dans d'autres civilisations (HALL et l'odorat chez les arabes, …), chez les animaux (odorat, jeu des couleurs entre prédateurs/proies, …) Voir aussi toute l'approche de la proxémique. Expliciter la compréhension d'« Au clair de la lune ». Expliciter la compréhension d'un journal télévisé par le plus grand nombre (voir les listes de lisibilité !) Citer Maurice DUHAMEL dans la Chronique des Pasquier.

L'apport de Marcel Jousse à la connaissance des cultures oralo-gestuelles

Marcel Jousse aurait pu être le catalyseur d'une percée de l'étude des cultures oralo-gestuelles au sein des disciplines scientifiques et par là même dans la culture générale. Jusqu'à présent cela n'a pas été le cas malgré quelques résultats épars venant souvent d'individus mais pas du corps scientifique comme institution.

Cela pour diverses raisons que l'on peut chercher à cerner ci-après. Pourtant son influence a été beaucoup plus considérable que l'on pourrait l'imaginer au premier coup d'oeil. Mais cette influence, qui est sans doute la plus authentique, s'est propagée de manière fort diffuse sans doute parce qu'elle s'est surtout exercée auprès de praticiens charismatiques qui auraient été les premiers à reconnaître cette influence importante dans leur action mais dont la personnalité a caché partiellement ce qui était le fait de Jousse par un apport personnel tout aussi remarquable. Je vais l'expliciter dans la discipline qui est la mienne mais on pourrait sans doute prolonger ces observations dans d'autres disciplines. Pour ne pas alourdir cette illustration de l'influence de Jousse à travers divers témoignages, il nous a semblé plus commode puisque ces extraits sont assez copieux de les grouper à la suite l'un de l'autre, à titre documentaire, dans une page séparée.Amours

 Textes documentaires

Joseph Samson (1888-1957) a dirigé la Maîtrise de la cathédrale de Dijon de 1930 à 1954 —d'octobre 1954 à 1957, date de son décès, il supervise le travail réalisé par son fils Jean-François Samson [et Ph. Chabro, disque SM 33-05, ± 1953]— faisant de la cathédrale de Dijon le lieu de référence du chant sacré en France.

Son travail avec le choeur, exceptionnel par sa rigueur et sa minutie, atteignant des sommets par une hauteur d'esprit hors du commun au plan technique autant qu'esthétique et religieux, comporte par ailleurs un aspect nettement plus instinctif pour le travail rythmique. À la classe de chant, il fait aborder le rythme par les enfants en le faisant ressentir, en en jouant plutôt qu'en l'expliquant. Il le leur fait mimer dans leur corps.

Dans l'éducation rythmique de l'enfant, l'appel à l'intelligence, à la « conscience » sera minime. La volonté jouera à peine, si ce n'est la volonté de se rendre docile, de se laisser faire, de se laisser balancer. Précisément, les enfants ont grand plaisir à se balancer. Utilisons cette disposition : l'initiation rythmique s'appuiera sur le jeu. (…) … les enfants, assis, feront leurs premiers balancements. [Assis, les enfants n'utiliseront pas le dossier de leur banc. Le corps reposera exclusivement sur sa partie postérieure. Il sera tenu droit, sans raideur.] Tout de suite, chez certains, nous distinguons une application sensible, un effort. Voilà ce qu'il faut supprimer. Nous devons atteindre l'automatisme, l'auto-balancement de toute la classe.
Joseph SAMSON, Grammaire du chant choral p. 113 [et note].

On peut penser qu'il a découvert cette démarche lors de son observation du travail de Mgr Moissenet (1850-1939) —qu'il devra remplacer à la tête de la maîtrise— comme le rapprochement de sa méthode de travail avec la description de son prédécesseur peut le laisser envisager (voir textes et son livre À l'ombre de la cathédrale enchantée). Toutefois, dans son livre sur Paul Claudel, les citations abondantes de Marcel Jousse montrent une réelle connaissance de celui-ci et permettent de croire que ce dernier a été à l'origine de cette approche pédagogique du rythme ou, tout du moins, d'un renforcement théorique à l'appui de ce type d'éducation rythmique.

Maurice Martenot (1898-1980) a eu une carrière assez exceptionnelle. Après des études musicales (piano, violoncelle, harmonie, contrepoint), il commence des recherches en électroacoustique dès 1918 qui aboutiront à la mise au point d'un nouvel instrument, les « Ondes Martenot » (premier concert en 1928). Avec ses soeurs Madeleine et surtout Ginette, il élaborera une méthode d'enseignement de la musique, très musicale et complète, tandis qu'elles se consacreront spécialement à une méthode de piano qui recherche la musicalité du jeu du piano grâce à une grande qualité du geste instrumental. Je n'ai repéré que deux citations de Marcel Jousse, preuve qu'il connaissait son enseignement. Pourtant, il ne semble pas en avoir retiré une grande influence pour sa pédagogie malgré son insistance fondamentale sur une recherche de l'aspect vivant de la musique de préférence à un apprentissage technique trop sclérosé ; lui, face à l'aspect englobant du rythme berceur chez Jousse, privilégiait une pulsation fine, précise du bout des doigts. Toutefois, son intérêt pour la relaxation manifeste le souci d'une implication de tout le corps dans l'interprétation musicale au point, en 1977, d'en rédiger un exposé à part dans sa méthode réédité en 1998 sous le titre La relaxation active.

César Geoffray (1901-1972). C'est Geoffray qui m'a incité à rédiger cette page en y adjoignant les autres ouvriers de la musique dont je donne de larges citations dans la page-annexe « Textes documentaires » : on trouve dans cette annexe l'Avant-Propos de son manuel pédagogique Cantaphone, avec les noms de ces personnes entourant celui de Marcel Jousse. Et cela m'a intrigué, ayant déjà repéré le nom de Jousse chez plusieurs de mes musiciens de référence.

Son père, en raison de ses idées politiques est à l'origine de son implication dans les couches populaires de la société —milieux où principalement se transmettaient les chansons traditionnelles. « Je n'étais pas chrétien, ma famille était contre le clergé, contre l'Église, contre Dieu. Et lorsque mon père est revenu du front, il m'a poussé vers le socialisme. Quand le parti communiste fut fondé en 1919, il me fit entrer dans les Jeunesses Communistes. » (César Geoffray par ses textes, Éditions À Coeur Joie, Lyon, ± 1975, p. 18. » « En 1921, tout en poursuivant mes études de composition au Conservatoire [de Lyon], avec Savard puis Florent Schmitt, mon père m'a dit : "Tu veux faire carrière, et une carrière de musicien ? Alors il faut que tu fondes une chorale de travailleurs, à Lyon !" (id.) Mon père avait une arrière-pensée idéologique en disant cela : la musique l'intéressait moins que la politique ; il s'agissait de faire chanter le peuple pour le peuple. J'ai donc fondé cette chorale. Mais en chantant des chorals je prenais inconsciemment le chemin de l'esprit : pendant que nous chantions les chorals de Bach, l'idée de Dieu se révélait en moi. J'avais vingt ans. »

Il s'inscrit au conservatoire de Lyon en 1914. Il assiste à un cours de musique de chambre : « Dès le moment où je fus admis comme auditeur d'une classe intermédiaire de violon au Conservatoire de Lyon en 1914, admission qui devait déterminer un avenir de musicien, …De ce temps je n'oublierai jamais la séance de la classe de musique de chambre de l'école à laquelle j'étais tenu d'assister, qui me fit découvrir et admirer la musique. Cinq élèves des classes supérieures consacrèrent une heure et demie à l'étude et la mise en place de la Marche funèbre du quintette de Schumann pour piano et cordes [op. 44, mvt 2 : In modo d'una marcia. Un poco largamente.] Pour la toute première fois je goûtais l'émotion sans limite de la musique et je découvrais les possibilités de celle-ci dans la dilatation du coeur humain. »

Il sera musicien mais musicien pour le peuple. Dans la suite d'Albert Gleizes qu'il considérera comme un maître à penser et des douze ans de vie communautaire à Moly-Sabata (à Sablons, au sud de Lyon, 1931-1942), il entamera, d'étape en étape, répondant à des sollicitations, la recherche d'un art populaire et universel. Dans le prolongement des Fêtes du Peuple d'Albert Doyen à Paris, Geoffray prend en charge le choeur de ces Fêtes à Lyon, puis reprend le principe pour la création d'un Groupe d'Art Populaire à Villeurbanne :

Réunir sous cette bannière d'"Art Populaire", un groupe de femmes et d'hommes décidés à offrir leur labeur, leur peine, leur amitié, une partie de leur temps de repos en vue de Fêtes ayant un caractère social, artistique, noble, hors de toute arrière-pensée commerciale et ne visant qu'au progrès intellectuel et moral des foules auxquelles elles s'adresseront.

On peut comprendre qu'il dise de Joseph Samson (cf. ci-dessus) : « Artiste obstiné et volontairement obscur, vous disais-je … Lui qui aurait "réussi" mieux que tant d'autres s'il avait consenti à jouer le "jeu parisien" —très en surface—, il avait préféré le travail en profondeur. »

Suivront, pour César Geoffray, la création de la Chorale du Scoutisme Français de Lyon, l'ajout d'autres chorales de jeunes, des rassemblements, des formations jusqu'à la création du mouvement d'éducation populaire A Coeur Joie. Si on ajoute à cela la constitution d'un répertoire basé sur l'harmonisation de chansons traditionnelles, on peut légitimement y trouver un écho aux traditions oralo-gestuelles qui furent l'objet d'étude de Marcel Jousse.

J'ai pris ici une certaine distance vis-à-vis du thème des traditions oralo-gestuelles afin de tenter de cerner quelle influence Geoffray avait pu hériter de Jousse. Je pense que l'influence la plus directe a été celle sur sa conviction du pouvoir, du charme de la voix —qu'il dit devoir aussi beaucoup à Victor Poncel (Plaidoyer pour le corps, Plon, Paris, 1937)— et celle sur sa gestique de chef de choeur, influences que je pressens en filigrane de ce texte :

Le chant nous paraît être la manifestation la plus complète de l'intellect, plus parfait que la parole, car il donne au langage articulé une intensité, une vie dont il est dépourvu, à tel point qu'il nous semble pouvoir affirmer, étant donné les découvertes actuelles de l'anthropologie, qu'à l'origine la parole et le chant étaient une seule et même chose et que la dissociation ne s'est faite que par usure ou spécialisation.
César GEOFFRAYCantaphone, t. 1, p. 50.

On trouve dans cette citation les termes exacts que Geoffray accole au nom de Jousse dans l'Avant-Propos cité en annexe.

L'influence sur sa gestique, je ne peux en donner aucun citation mais, pour ceux qui l'ont approché dans son travail de chef de choeur, ils en ont retenu une gestique d'une grande efficacité, due probablement à son charisme naturel.

Plus intéressante encore dans la citation ci-dessus est la mention : « … à l'origine la parole et le chant étaient une seule et même chose … » car on trouve là la référence à une des caractéristiques essentielles de la construction mnémo[tech]nique des traditions oralo-gestuelles selon Jousse à savoir la mélodisation des formules :

En toute Perle-Leçon vivante et traditionnelle, nous retrouvons toujours trois forces cristallisantes et compénétrées : paroles rythmées-intelligées-mélodiées. (p. 178)
La signification se fait mélodisation. (p. 166)
… C'est l'expression qui fait sa mélodie, qui « se fait » mélodie. Et par expression, nous entendons toujours intellection exprimée. La logique humaine est aussi nécessairement et organiquement mélodie qu'elle est rythmique. (p. 172)
De temps en temps, dans la remémoration, ce sera la parole qui nous aidera davantage, ou ce sera le rythme, ou ce sera la mélodie. (p. 186)
JOUSSE, op. cit., chap. 1er—3, Le rythmo-mélodisme, p. 163-200.
C'était d'ailleurs comme cela dans ma famille, quand ma mère, avant que je sache lire, m'apprenait oralement et me faisait réciter en chantonnant les premiers éléments du Catéchisme, qui n'était pas, hélas ! un « rythmo-catéchisme ». (id., p. 347)

Que l'on pense à la manière dont se mémorisait les tables de multiplication en se chantonnant sur une tierce mineure descendante —appelée « intervalle d'appel » :

1 x 2, 2
2 x 2, 4
3 x 2, 6, …

« Il faut que la musique pénètre dans les besoins de l'homme autant ou presque que l'eau ou le soleil, et que son chant soit le prolongement naturel de la parole. » Geoffray cité par Monique GELAS

Marie-Louise Aucher (1908-1994) [***citée par Jousse, t. 1, p. 163, note.]

Joseph Gélineau (né en 1920) a acquis le diplôme en th鎎ologie pour son ŽTraité de Psalmodie [de l'église syrienne des IVe et Ve siècles]. Puis il s'est rendu à Paris pour étudier la musique à l'école César Franck.Gerbe Il m'est difficile d'être certain qu'il a fréquenté Marcel Jousse car je n'ai aucun élément à citer qui l'attesterait ; je remercierais d'ailleurs toute personne lisant ces pages qui pourrait combler cette lacune de ma documentation. Pourtant, venant tôt à Paris où il s'est impliqué autant que faire se peut dans les initiatives qui anticipèrent le concile Vatican II puis dans la réforme liturgique qui s'ensuivit et étant tous les deux jésuites, Joseph Gélineau n'a pas pu ne pas connaître Marcel Jousse et sa pensée. Peut-être même ses séances de rythmisation à son Institut de rythmo-pédagogie ? On peut aussi rapprocher le travail de fin d'études de J. Gélineau des connaissances de M. Jousse en hébreu et araméen acquises dès l'âge de douze ans. J. Gélineau a aussi participé à la traduction de la Bible de Jérusalem (nom hérité de l'École Biblique et Archéologique Française de Jérusalem).

Marinette Aristow-Journoud. Dates inconnues. On peut raisonnablement penser, en l'absence d'informations précises, que l'essentiel de son activité s'est déroulée de 1940 à 1977 qui est la date de publication de Au Pays De Lavedan — Saint-Savin et Sazos (Marrimpouey, Pau, 1977) sur les danses dans ces localités (région de Bigorre, Pyrénées) ; par ailleurs, le livre dont sont tirées les remarquables citations de Marcel Jousse cite des personnes déjà actives durant l'entre-deux-guerres et « La Joyeuse École » (Boulogne-sur-Seine), école créée par les CEMEA dans le prolongement de la politique de l'éducation du Front Populaire de 1936-37 et déjà connue comme appliquant une pédagogie nouvelle durant la même période et où Marinette Aristow-Journoud elle-même a exercé plusieurs années. Sa fonction citée dans ses deux livres est « Conseillère technique et pédagogique nationale de folklore ».

Ses citations sont tirées de ses propres notes prises comme élève des cours de Jousse de 1935 à 1939 ainsi que des Mémoires scientifiques publiés par celui-ci chez Geuthner et ont donc beaucoup d'intérêt car elles sont antérieures à la publication du premier volume de L'anthropologie du geste en 1974. Le témoignage de cette pédagogue montre clairement combien l'enseignement de Jousse a pu imprégner profondément certaines personnes tant dans l'évolution de leur pensée que dans leur action d'autant plus qu'ici il s'agit de pédagogie en musique et en psycho-motricité, sujets assez éloignés de l'étude de la bible.

Guy Reibel, né à Strasbourg en 1936, peut témoigner lui aussi d'une carrière exceptionnelle —dans tous les sens du mot. Formé à Lille comme ingénieur électronicien et au conservatoire de Paris comme musicien, il entre au GRM (Groupe de Recherches Musicales, Paris) comme assistant de Pierre Schaeffer à qui il succédera comme directeur ; comme il lui succédera aussi en tant que professeur du cours de Composition électroacoustique et de Recherches musicales au conservatoire de Paris. Il mènera de nombreuses activités et recherches, avec diverses équipes, autour de l'invention musicale et dans une conception élargie de la pensée musicale, au sein des écoles, de Radio-France ou à la tête du Groupe Vocal de France. Il a composé de nombreuses oeuvres musicales dont beaucoup utilisent la voix. Il a aussi participé à la création des Corps sonores de la Villette, instruments électroacoustiques utilisant l'interface Omni pour une pratique musicale la plus spontanée, directe possible et qui constitue la « suite » du vol. I Jeux vocaux lui-même prolongé en version audiovisuelle : Le jeu vocal (double DVD).

Si j'ai trouvé aussi peu de citations que pour Maurice Martenot, il me semble que sa pratique de l'invention dans une liaison constante de la voix et du geste le rapproche davantage de Marcel Jousse —à ce titre, beaucoup de phrases de l'introduction de ses Jeux vocaux [t. I] pourraient être reprises, notamment la partie V (p. 19-20). Même si l'ouverture de sa conception de la musique l'en distancie beaucoup.

Quelques-unes de ces anciennes cultures oralo-gestuelles

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L'anthropologie du geste et la transmission structurée utilisée par ces cultures

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Un exemple de chaîne « poétique »

Chaque couplet reprend les deux dernières phrases du précédent et leur en ajoute deux nouvelles. Il s'agit là aussi d'une remarquable technique de transmission par la mémoire que l'on trouve employée dans un grand nombre de chants, notamment des danses chantées, de forme AABC. Dans les cramignons (danse du type farandole avec meneur) de la région liégeoise, ils se présentent aussi sous la forme AABCC, le refrain étant alors chanté par le meneur puis bissé par le groupe.

Cette forme est remarquable et tout à fait adaptée à une communauté chantante de type populaire. En effet, le groupe répète à l'identique (musique et texte) la phrase qu'un soliste vient de chanter, ce qui est aisé. Le refrain —court : une ou deux phrases— est connu par la tradition et, donc, se chante facilement, notamment après quelques reprises s'il n'était pas bien su. L'habileté de la phrase B est encore plus manifeste car elle fait entendre une première fois, habituellement sur une musique différente (B), les mots qui seront repris au couplet suivant. Quand ces mots reviennent avec la musique A, ils ont été entendu deux fois et sont répétés à l'identique. Ce qui veut dire que l'on peut danser (ou chanter) des heures au long sans aucun apprentissage si l'on peut compter sur un soliste ayant un vaste répertoire.

Auprès de ma blonde,
qu'il fait bon, fait bon, fait bon.
Auprès de ma blonde,
qu'il fait bon dormir!

1. Dans les jardins d'mon père,
les 1i1as sont fleuris.
Tous les oiseaux du monde
vienn't y faire leurs nids.

2. Tous les oiseaux du monde
vienn't y faire leurs nids.
La caill', la tourterelle
et la jolie perdrix,

3. … et ma jolie colombe
qui chante jour et nuit,

4. … qui chante pour les filles
qui n'ont pas de mari.

5. … pour moi ne chante guère
car j'en ai un joli.

6. … Dites-nous donc, la belle,
où est votre mari ?

7. … Il est dans la Hollande,
les Hollandais l'ont pris.

8. … Que donneriez-vous, belle,
pour avoir votre ami ?

9. … Je donnerais Versailles,
Paris et Saint-Denis,

10. … les tours de Notre-Dame
et l'château d'mon pays.

   Ci-dessous , en face des couplets, on trouvera des repères montrant le travail en collier où des mots, phrase par phrase, se répondent, s'opposent, créent une allitération guidant ainsi la mémoire pour engendrer le vers suivant par inclusion d'un élément du précédent.

} oiseaux
} =
} caille, tourterelle, perdrix
    }
    } jolie
    }
}
} chante
}
    } qui n'ont pas
    }
    } ne chante guère [opposition]
} j'en ai un
}
    } où est [un] ?
    }
} il est
}
    }
    } [pour l'avoir] que donneriez-vous ?
    }
}
} Je donnerais
    } Paris
    }
    } Notre-Dame

Pour l'analyse de ce chant, mentionnons un élément exceptionnel qui demanderait à lui seul une longue étude.

Un pédagogue hongrois me dit un jour : « Dans nos chants hongrois anciens, il y a souvent, au début du chant, un élément que l'on peut appeler "le décor de la nature" ; s'ensuit alors l'histoire du chant comme inscrite dans un décor naturel. » J'ai pensé alors : Mais dans nos chants francophones aussi, on retrouve souvent cette façon de faire. (Pour mémoire, voir les quelques exemples ci-dessous.)

Je m'en voudrais de ne pas rapprocher aussi ce type de construction remarquable de l'attachement des Celtes à la nature comme à la référence première. Même si ce chant dans sa forme actuelle ne peut être rattaché à cette tradition celtique, il n'est pas dit qu'aucune influence n'existe : en effet, elle peut se transmettre d'une famille de chants à une autre et se répercuter ainsi, tout à fait inconsciemment, à travers les siècles. En effet, on retrouve le thème de cette chanson dans de nombreuses autres versions plus ou moins semblables dont certaines (par exemple, dans la famille de chants J'ai planté un rosier) sont assez éloignées dans la forme de ce chant-ci.

À tout le moins, il me semble qu'il y a là, chez l'être humain, une conscience plus ou moins diffuse de son appartenance au cosmos dont il partage l'enjeu. Ne doit-on pas interpréter de la même manière l'apparition fréquente d'un soleil et d'un ciel bleu dans les dessins des petits.

Le lien à la nature peut être si puissant que l'on confonde sa vie avec celle de la nature, comme le montre « La blanche biche » ci-dessous, complainte que l'on trouve de la Méditerranée à la Scandinavie et à laquelle on prête des origines celtiques. Que l'on pense aussi à « La belle et la bête » et à d'autres contes.

Au titre d'illustration, voici quelques exemples :

Là-bas, là-bas dans mon jardin,
on fait l'amour, on boit du vin …

À la claire fontaine,
m'en allant promener …

La belle bergère s'en va aux champs ;
avec ses brebiettes
aux alentours de ce grand bois
la bergère s'y promène …

J'ai descendu dans mon jardin
pour y ceuillir du romarin …

Il était trois petits enfants
qui s'en allaient glaner aux champs.

Tant sont allés, tant sont venus
que sur le soir se sont perdus …

N'allez plus au bois, Jeanne,
seulette sans berger …

Comment passer dedans ce bois
moi qui es si jolie ;
je prenderai mon cher amant …

Marguerite au bord du bois
qui pleure et qui soupire …

M'y promenant le long de ces verts prés,
j'ai entendu le marinier chanter …

Là-bas sur ces côtes,
la belle s'endormit, oui …

Là-haut, sur la montagne,
j'ai entendu pleurer.
Ah ! C'est la voix de ma maîtresse,
ah ! je m'en vais la retrouver …

Voici l'hiver passé
les neiges et la froidure
voici le doux printemps
qui nous ramène aux champs.
Là-haut sur ces côteaux
L'y a de la fougère,
L'y a des p'tits oiseaux …
Ils disent dans leurs chants :
« … Belle, prenez un amant …
Je t'écrirai des lettres
sur les nuages blancs
passant dessus les champs …

Filles, chantez le mois de mai
les matinées sont bien douces …

Quand nous sommes à Pâques,
nous sommes au printemps,
les vignes sont belles,
les blés vont grainant …

Dessous les lilas blancs
Y'avait une fontaine
où allaient se mirer
trois belles demoiselles …

Celles qui vont au bois, c'est la mère et la fille ;
la mère va chantant et la fille soupire.
— Qu'as-tu à soupirer, Marguerite, ma fille ?
— Je suis fille le jour, et la nuit blanche biche.
La chasse est après moi …

 

 

 

 

« J'en ai plein le dos ! » : rejeu mimique et vocabulaire

Notre vocabulaire usuel fourmille lui aussi de références à des gestes ou au corps. On peut en mentionner quelques exemples mais la liste pourrait être longue …

J'en ai plein le dos : là où se niche l'agacement (cf. le haussement d'épaule).
J'en ai par dessus la tête. J'en ai plein le dos À portée de main.
À vue d'oeil.
Je ne puis pas le voir.
Ceci m'a frappé hier.
J'en suis tout retourné.
Je m'avance beaucoup.
Par dessus tout …
J'y viens !
De long en large.
Avoir des hauts et des bas.