Malgré les moissons qui nous attendent, il est certain que la langue gauloise demeurera éternellement une sacrifiée dans la science des langues d'autrefois. Il nous manquera toujours, pour la connaître, ce que nous savons des langues contemporaines, le latin ou le grec, il nous manquera la littérature, poétique ou en prose, c'est-à-dire ce qui nous aiderait le mieux à apprécier sa structure profonde, sa valeur intellectuelle, son rôle comme instrument de l'esprit humain. Les plus longs documents que nous pouvons espérer d'elle ne seront jamais que des documents épigraphiques, statistiques, textes juridiques, graffiti populaires.
Victime, la langue gauloise le restera donc. Nous serons tentés toujours de méconnaître les services qu’elle a rendus à la civilisation.
Je dis services et civilisation, non pas parce que j'écris sur terre qui fut gauloise, non pas par chauvinisme rétrospectif, mais par conviction absolue. C'est être mauvais savant et piètre historien que de juger les choses d'autrefois uniquement d'après ce qui nous reste d'elles. Il faut voir aussi leur place dans le monde, il faut, si hardie que soit cette expression, il faut deviner ce qu'elles ont valu, je dis deviner par la réflexion. Voici une langue, la langue gauloise, dont le domaine a été presque aussi étendu que celui du latin ou que celui du grec. Elle a été parlée du pied des monts Grampians jusqu'au sommet des Apennins, des bords de l'Elbe aux bords du Danube ; on l'a comprise près du Bosphore et sur l'Ida de Phrygie et vous ne voulez pas croire que cette langue a joué dans l'histoire du monde un rôle à peine inférieur au rôle du latin et du grec, elle qui a servi de lien et de communion aux pensées et au commerce de près de cent millions d'hommes ?
— Oui, mais il ne nous reste rien d'elle. — Disant cela, vous dites une double injustice. D'abord vous transformez en motif de condamnation le résultat d'un hasard. Et ensuite, vous oubliez que si elle n'a rien laissé, ce n'est pas parce qu'elle n'a point produit. Je le répète avec tristesse et colère : misérables sont les historiens qui ne comprennent le passé que par les restes de ce passé ; ils le tuent, si je peux dire, une seconde fois. La langue gauloise a eu le grand tort, qu'elle a partagé avec l'indo-européen primitif, de ne pas être une langue écrite ; les Celtes trouvaient plus beau, plus noble, plus pieux, de parler, d'entendre, de se souvenir. Ce n’est pas à dire qu’ils ne parlassent pas fort bien. Les langues seulement parlées ont parfois, me disait M. Meillet, des beautés supérieures qui manquent aux langues écrites. Toutes les formes de la littérature étaient représentées chez les Gaulois : la rhétorique, où excellaient tous leurs chefs de guerre ; les épopées cosmogoniques, historiques ou éthiques, composées par les druides ; les poésies lyriques ou les chants satiriques des bardes. Je vous assure qu'il y avait chez eux l'équivalent de l'Iliade ou de la Genèse, des Atellanes ou des odes de Pindare. Je vous assure que cette littérature était aussi riche, plus riche même, que celle de Rome avant Ennius. La langue gauloise rendait beaucoup à ceux qui s'en servaient.
Tout cela a disparu pour toujours. Aucun historien de l'avenir n'en connaîtra jamais rien. Un des plus nobles chapitres de l'esprit humain nous sera éternellement caché.
Je ne pardonne point à Rome et à César d'avoir été la cause de ce meurtre intellectuel, venant après d'autres meurtres. Hé quoi ! Charlemagne a eu la pensée de noter les chants populaires des Francs[1] ; et personne dans l'Empire romain n'a eu l'idée de transcrire des poèmes de druides ou des strophes de bardes ? Comment était donc faite l'intelligence de ces maîtres du monde, s'ils n'ont pas vu la beauté de ces oeuvres de vaincus, s'ils n'ont pas compris le devoir de les conserver ? Rien ne fait mieux sentir l'incroyable petitesse morale du grand Empire romain, que le dédain des pensées et des lettres qui ne venaient pas d'eux-mêmes ou de la Grèce. Débarrassons-nous, une fois pour toutes, de notre admiration convenue pour les formes impériales du passé, somptueux édifices qui ne sont que des façades, enveloppant surtout des cadavres d'hommes et des souffrances de patries. »
préface à Langue gauloise de Dottin, C. Klincksieck, éditeur, Paris, 1920.
cité par Marcel Jousse L'anthropologie du geste, tome 1, p. 349-351.
[1] Je note chez Eginhard dans sa Vie de Charlemagne, traduction de Halphen, 1923 (p. 82-83) : Il fit transcrire aussi pour que le souvenir ne s'en perdît pas les très antiques poèmes barbares où étaient chantées l'histoire et les guerres des vieux rois. Il ébaucha, en outre, une grammaire de la langue nationale. » (note du transcripteur.)